jeudi 2 février 2012

DU RUIN PORN A LA FUTURO RETRO UTOPIE TENTATIVE DE COMPRÉHENSION ALÉATOIRE N°1 EL ELEFANTE BLANCO, Chile, janvier 2012









Le brouillon de
quelque chose
qui
n’est pas encore fini
et
qui
continue à tourner dans ma tête

Des ruines de l’hôpital abandonné « El Elefante Blanco » (Santiago du Chili) aux ruines de mines de charbon de Lota (au sud de Concepcion) en passant par les vestiges de l’industrie automobile à Détroit (USA), comment se construit la fascination et le potentiel créatif des ruines contemporaines ? à quels besoins poétiques ou romantiques correspond le «ruin porn » dont toute une frange de jeunes artistes et penseurs semblent puiser matière à création ou excitation?
Comment analyser ce potentiel d’attraction inclu dans une tradition qui remonte déjà à la peinture romantique d’un Hubert Robert ou alors plus récemment dans les interventions d’un Gordon Matta-Clark ?
Entre la Mélancolie de la pierre et la tranquillité des espaces évacués, quelle est l’odeur de la charogne de l’ère industrielle et la forme des squelettes d’utopies ?


Samedi 21 janvier 2012, c’est mon premier jour au Chili après 10 ans d’absence.
Je suis ici chez moi mais je parle avec un accent et les mots dans ma tête ne trouvent pas toujours leur forme hispanique.
Une partie de ma famille m’escorte dans ces premiers moments à la Galeria Metropolitana, l’espace qui accueille notre Traversée axolotienne, un projet d’exposition-résidence à travers les géographies chiliennes.

Nous sommes en avance, le groupe n’est pas encore là.
La galerie est comme un hangar en tôle ondulée, il n’y a ni galeriste à grandes lunettes derrière un mac ni paroies blanches qui délimitent un espace et dès que l’on arrive sur ce bout de trottoir en région métropolitaine (Pedro Aguirre Cerda, Santiago), on se sent bien.
Loin des quartiers gentrifiés où la pseudo bohème et autres hipsters se complaisent dans des messes narcissiques, existe un espace qui propose et construit des situations de travail et de création qui ont déjà pu êtres explorées par des artistes tels que Juan Castillo, Alicia Villarreal, Alfredo Jaar, Ingrid Wildi Merino ou encore Thomas Hirschorn (pour n’en citer que quelques uns !).

Luis « Zapallo » Alacron qui orchestre la Galeria Metropolitana avec sa femme Ana Maria Saavedra, me souhaite la bienvenue alors qu’un groupe de jeunes comédiens chiliens s’affaire dans l’espace où ce soir ils vont présenter «Ochagavia», la création d’un jeune dramaturge chilien Tomas Henriquez, qui rend hommage à l’Hôpital voisin surnommé un peu partout à la ronde « El Elefante blanco ».

« El Elefante blanco » est le bâtiment de mes obsessions et l’objet de mon travail durant La Traversée. Mon prétexte en contexte. Une manière pour moi de revenir au Chili, mon pays d’origine où je n’ai jamais vécu.
De la pierre, retracer le fil d’une narration, explorer des situations, rencontrer des gens, questionner le temps.
L’éléphant est aujourd’hui une ruine de ce qui autrefois devait être un énorme hôpital social « El Hospital del Empleado » ainsi qu’il aurait dû être initialement baptisé. Une initiative fruit des gouvernements successifs d’Eduardo Frei Montvaldo et de Salvador Allende qui fut hélas avorté par le coup d’état militaire de 1973.
L’arrivée de la dictature au pouvoir figeant à jamais (?) la possibilité d’un relais médical dans cette région de la ville qui en a fortement besoin.

« El Elefante blanco » est aussi le nom que l’on donne au Chili ou en Amérique du Sud aux grands projets architecturaux qui n’ont jamais vu le jour faute de moyens. Pour le cas de l’Hopital Ochagavia, il s’agit plutôt d’un vestige brut, un monument involontaire, témoin de ce qu’aurait pu être un Chili plus social et éthique notamment dans le droit à l’accès aux soins.

Les garçons de la troupe portent des marcels et des chaussettes rouges, les filles de longs cheveux noirs.
La nuit tombe doucement et mes amis arrivent.
Nous nous prenons dans les bras.
Louise dit « ça fait bizarre de te voir ici », les autres demandent si je suis bien arrivée. Ils sourient, moi aussi. Certains débouchent des Escudos, des bières en canette. Dafne a un tricot rouge, elle me fait rire et ses cheveux sont ondulés. Ma cousine parle de sa voix rauque, elle fait connaissance avec certains artistes du groupe. Ma tante explique à mes amis que ma mère était infirmière à l’Hôpital de San Bernardo et qu’elle a quitté le Chili au début des années 80.
Zapallo installe un petit écran sur le trottoir devant la Galerie et la projection d’un documentaire intitulé El Elefante blanco (2010) débute. C’est Felipe Egana Kaulen, un étudiant en cinéma à l’Universidad de Chile qui l’a réalisé. Il s’agit d’une dérive poétique sur le lieu au sein duquel il n’est jamais parvenu à rentrer. Une succession de récits et témoignages des voisins qui racontent leurs histoires et l’Histoire.
Après la projection, il m’explique le tournage et les énormes investigations qu’il a effectuées pour aboutir son documentaire. Son travail de fouille dans les archives, ses interviews avec les voisins. Malgré sa boucle d’oreille au lobe gauche et sa coupe à tendance mulet, je trouve qu’il est d’une beauté subtile et j’aime sa manière de parler dans la nuit. Je ponctue ses phrases par des « si..si..verdad ? ».
Décidément, ce que je pensais être une obsession personnelle s’avère être une quête partagée par toute une clique de jeunes chiliens qu’ils soient dramaturges, comédiens ou encore photographes. Cette ruine gigantesque agit comme un aimant, comme un vecteur moteur de créations.
Quelques jours plus tard, en fouillant dans les archives de la galerie Metropolitana avec Zapallo et Betania Alvarez (une jeune artiste de PAC ayant beaucoup exploré les récits et interventions autour de l’hôpital), nous découvrons une ribambelle de pratiques interventionnistes et situées dans le contexte du lieu et ceci depuis 1989 avec l’incroyable performance Cautivos de l’artiste et écrivain queer chilien Pedro Lemebel et les vidéos de Lotty Rosenfeld.
Dans les sous-sol de l’hopital, Pedro Lemebel pieds nus met le feu à des petits foyers situés sur son corps. Une action fugace et simple qui exprime la tension du climat politique qui régnait dans ses années de fin de dictature. Peut-êttre aussi une forme d’autodafé par rapport à la condition homosexuelle dans une situation de répression telle que l’avait instauré le régime de Pinochet.
Lotty Rosenfled, qui intervient dans l’hôpital le même jour et en parallèle à l’action de Lemebel, présente une série de vidéos qui documentent le plébiscite électoral de 1989.
Un supperposition de flammes, de pieds nus et de quelques témoins de l’avant-garde artistique chilienne.
Depuis, Leonardo Portus (Cinquos Lugares de Santiago, 2002), Monica Rojas et Ana Maria Illabonca (Obra Gruesa, 2003), Alicia Villaral (La esenanza de la geografia, 2010), Cristobal Gazmuni (Ochagavia, 2011), Betania Alvarez (2010), et d’autres encore, poursuivent la tradition de travaux artistiques en relation avec l’hôpital. De la sorte, il continuent à alimenter les mythologies ochagaviennes et construisent des mémoires d’éléphant à un fœtus de bâtiment.

La ruine chaque jour un peu plus anéantie est aujourd’hui propriété de l’Immobiliaria Mapocho SA qui espère une fois trouver les fonds pour construire sur les restes des idéaux marxistes, un centre commercial au milieu d’un des quartiers les plus pauvres de Santiago.

« It is an empty desolate place, and I’m sure it is this desolation that makes dungeness so utterly attractive : that in its emptiness it can become so FULL » disaient Jane et Louise Wilson dans un interview qu’elles ont accordé à William Leith pour The Independent. Et je pense que c’est bien de cela qu’il s’agit ; la possibilité de la ruine comme un espace possible de projection et reconstructions mentales. Remplir de contenant poétique un signifié dématérialisé par le temps, la violence ou les exigences du marché néo-libéral.
Du défait et de l’inquiétante étrangeté reprendre le fil d’une narration fictive (?) et poétique, matière de potentialités futures ancrées dans les filigranes de l’histoire passée et présente.
C’est ce que nos pratiques, aussi potaches soient elles, tentent de faire. Qu’elles soient ancrées dans un contexte ou le fruit d’un fantasme, elles re-signifient les espaces vacants de la mémoire et reflètent des modes de vie et de production de sens dans nos existences.


Registro Performance, Pedro Lemebel + Lotty Rosenfeld, Hospital Abandonado Ochagavia, 1989, Stills Video, Registro Gloria Camiruaga

Gracias a Luis Alacron, Ana Maria Saavedra de GalMet, Marie-Luce Ruffieux, Andrea Aravena, Betania Alvarez y todos los Axolotl de la Traversia



Videos Stills, Performance 3 acciónes por un Hospital abandonado, Laurence Wagner, Febrero 2012, Captation vidéo: Sébastien Leseigneur, Assistantes photos: Magali Dougoud et Betania Alvarez, Figuration: Marie-Luce Ruffieux et les chiens de l'hôpital abandonné.